Réviser la Constitution, c’est aussi la respecter Par Pierre AKELE ADAU,Professeur ordinaire et Doyen honoraire de la Faculté de Droit de l’Université de Kinshasa, Professeur invité à la Faculté de Droit de La Sorbonne, Paris 1,Chef du Département de Droit pénal & Criminologie

 Je ne suis pas constitutionnaliste. Ma
chapelle est le droit pénal et la criminologie qui présentent en sciences
juridiques cet avantage unique d’avoir les fenêtres de ses sombres ateliers
largement ouvertes sur les autres droits, y compris le droit constitutionnel,
auxquels elles apportent la garantie de la sanction pénale. Autrement dit, le
droit pénal est  la sanction de tous les autres droits en cas de violation
grave et manifeste de ceux-ci. La fonction de la science criminelle étant de
veiller à la cohérence de l’ordonnancement juridique en en sanctionnant
impérativement les écarts dans le chef de ceux qui y sont assujettis – et dans
un Etat de droit tout citoyen sans exclusif y est assujetti –  les
pénalistes restent les gendarmes et les derniers remparts de la Constitution
contre toute transgression délibérée. Notre situation nous offre un
observatoire pratique des comportements anomiques au regard de tout droit et
nous oblige, par devoir de conscience, de vérité et d’honnêteté scientifique et
au nom de l’ordre public, de dire, contre vents et marées, à temps et à
contretemps, qui est « coupable » et qui ne l’est pas. C’est tout le sens du
leadership juridique que nous devons assumer et que ceux qui nous identifient
comme « intellectuels » ou « savants » de notre société attendent que nous
portions …

 2. « Polémique
»  et bavardage brouillent l’essentiel

            
Se serait trahir gravement et déshonorer la corporation et la société que de
garder silence devant ce que, déjà en 1820, HEGEL  dans ses « Principes de
la philosophie du droit », évoquait comme « l’infini bavardage qui a vu le jour
dans la période récente à propos de la constitution ». Le contexte actuel est
bien celui de « bavardage » sur la nécessité et l’opportunité d’apporter à
notre loi fondamentale, en l’espace de deux législatures, des amendements jugés
par certains comme mineurs et utiles, voire comme indispensables à la survie de
la nation, par d’autres comme majeurs et nuisibles.

 La Constitution
du 18 février 2006 a été modifiée par la loi n° 11/002 du 20 janvier 2011
portant révision de huit de ses articles . On parle de nouveau aujourd’hui de
la nécessité de la réviser dans des dispositions dont certaines avaient déjà
été modifiées en 2011. Ces projets de révision seraient justifiés, pour le
gouvernement, par des raisons d’économie, tandis que l’opposition y voit des
manœuvres, au minimum, pour étirer le mandat présidentiel et contourner ainsi
l’article 220  de la Constitution.

           
On peut dès lors légitimement se demander si le texte constitutionnel soumis le
18 décembre 2005 au référendum populaire était un texte « équilibré » comme
l’avait affirmé à l’époque la « communauté internationale », ou au contraire «
une copie à reprendre » selon le mot du Professeur MAMPUYA. Il n’était sans
doute pas « un document parfait », reconnaissait l’éditorialiste du
Congo-Afrique.  On sait néanmoins que, appelé en consultation
référendaire, le peuple souverain a massivement tranché, à 83% en faveur de ce
texte. Au fond, qu’ils aient, au référendum, voté « oui » ou « non », qu’ils se
soient abstenus au moyen d’un bulletin blanc ou par le boycott électoral, les
Congolais avaient apparemment tous le même message et la même préoccupation :
changer la configuration des institutions dans un sens qui apporte le renouveau
sécuritaire et socio-économique. A tort ou à raison, ils se sont fort peu
intéressés aux discussions sur le « sexe » et la « couleur » des institutions ;
aux polémiques sur le régime politique, la forme de l’Etat, l’équilibre des
pouvoirs, etc. L’essentiel résidait dans le geste électoral si longtemps
attendu et pour lequel bien de compatriotes ont payé de leur sang ; ce qui
comptait c’était l’expression citoyenne libre de participation du corps
électoral à la vie politique et démocratique de la nation ».

           
L’essentiel, c’était aussi la formation d’un « contrat social » autour des
fondements référentiels et axiologiques de la nouvelle société congolaise : la
République, l’Etat de droit, la démocratie, la bonne gouvernance, le respect de
la dignité de la personne humaine, la protection des libertés publiques et des
droits fondamentaux de la personne et de la  famille, la paix, la
sécurité, l’unité nationale, l’intégrité du territoire, le développement
socio-économique, la libre entreprise et la juste redistribution des richesses
nationales, la justice et la lutte contre la corruption et l’impunité,
l’alternance démocratique, la parité en vue de la participation conséquente de
la femme au pouvoir et au développement, etc.

           
L’essentiel, enfin, c’était l’après référendum : le devoir de tout citoyen de
préserver cette Constitution, de la mûrir et de lui donner effet comme la norme
de base et de référence de l’édification de l’Etat de droit et de la nouvelle
société congolaise ; devoir qui se décline en obligations constitutionnelles
majeures : respecter la Constitution et se conformer aux lois de la République
; défendre le pays et son intégrité territoriale ; faire échec à tout individu
ou groupe d’individus qui prend le pouvoir par la force ou qui l’exerce en
violation des dispositions de la Constitution ; loyauté envers l’Etat ;
sauvegarder, promouvoir et renforcer l’unité et la solidarité nationales ainsi
que la tolérance républicaine ; protéger la propriété, les biens et intérêts
publics ainsi que la propriété d’autrui.

 3. Rébellion
contre la Constitution ou coup de force constitutionnel ?

            
Ce positionnement citoyen en pointe, portant à pleine main la nouvelle
Constitution, paraît aujourd’hui décliner quand on voit les conditions, le contenu
et l’impact des révisions de 2011 et quand on écoute le « bavardage » du
moment, par la majorité au pouvoir et le gouvernement, sur le projet de
nouvelles révisions, ou carrément sur le changement de la Constitution. On
voudrait sans doute qu’il s’essouffle pour finalement se dédire par rapport à
ses choix constitutionnels de 2006 ; ce qui, en soi, est gravement préoccupant
au plan politique comme au plan pénal.

           
Il faut à cet égard se garder de tout jugement hâtif induit par une mauvaise appréhension
des tribulations actuelles autour des modifications à apporter ou non à la
Constitution. Enfermés dans une exégèse dogmatique et technique de la
Constitution, bien de ceux qui, dans les milieux politiques, de la société
civile, voire du monde académique, débattent du sujet, ne montrent pas assez
que la fonction de la Constitution n’est pas seulement d’instituer une nouvelle
organisation étatique, dotée d’institutions fortes et stables, assortie d’un
contrôle social efficace, mais aussi et peut-être davantage, d’en améliorer les
règles du jeu, voire de mettre en place, le plus durablement possible, un jeu
socio-politique d’une autre nature. « L’histoire universelle nous apprend en
effet que, par exemple, le passage du système féodal au système capitaliste, ne
s’est pas accompli par un changement des règles du jeu féodal qui aurait donné
plus de liberté au vassal face à son seigneur, ou qui aurait renversé les
rôles. Il s’est opéré par l’apprentissage d’un nouveau type de jeu complètement
différent. Le jeu capitaliste n’est pas une amélioration du jeu féodal, c’est
un jeu d’une autre nature ».

           
Or, à la question de savoir si le jeu de la 3ème république et un jeu
différent, meilleur ou d’une autre nature que celui de la 2ème république, le constat
est doublement effrayant : d’une part on s’installe dans un refus systématique
de donner plein effet à la Constitution ; d’autre part on s’installe plus
radicalement encore dans diverses attitudes et pratiques contraires à la
Constitution. Dès lors, le problème se trouve-t-il dans le manque de volonté
d’appliquer scrupuleusement la Constitution, dans le manque de capacité de
gérer cette Constitution ou dans des infirmités ou vices rédhibitoires que
contiendrait cette dernière ? Quoiqu’il en soit, il y a manifestement un réel
refus de donner plein effet à la Constitution, pour tout dire, une « rébellion
contre la Constitution » qui prend des allures d’un « coup de force » en vue de
déforcer à termes la Constitution et à opérer inexorablement et irrésistiblement
un « renversement du régime constitutionnel ». Très clairement, d’un point de
vue pénal, on se trouve là dans un processus criminel majeur et préoccupant,
qui cache son jeu et risque de nous installer dangereusement dans ce que
François MITTERAND avait nommé, dans le contexte de la France des années 1960 «
le coup d’Etat permanent » .

           
Ce processus criminel s’analyse en des actes répréhensibles de violations
délibérées, consommées et impunies de la Constitution qu’en des actes préparatoires
et/ou des actes de commencement d’exécution valant tentative punissable de
renversement de l’ordre constitutionnel. Le « bavardage » actuel sur la
révision ou le changement de la Constitution ignore ces deux aspects de la
question. Le présent article voudrait les souligner particulièrement.

 I.- Refus
systématique de donner plein effet à la Constitution ou violation délibérée de
la Constitution

 Le refus
systématique de donner plein effet à la Constitution s’observe à l’égard des
règles constitutionnelles les plus importantes caractérisant le nouveau système
juridique. Quelques exemples suffisent à le montrer.

 1. Quelques cas
d’illustrations

            
Au niveau des droits de la personne – qui constitue l’élément dominant du
nouvel ordre public assurant désormais la primauté de la personne humaine,
contrairement à l’ordre ancien bâti sur la primauté de l’Etat – la Constitution
proclame le caractère sacré de la personne et le caractère intangible du droit
à la vie auquel, en aucun cas, il ne peut être dérogé . Ce qui rend
conséquemment inconstitutionnelle la peine de mort que nos juridictions
continuent à appliquer avec la bénédiction de la Cour suprême de justice
agissant comme Cour de cassation et comme Cour constitutionnelle. Par ailleurs,
le gouvernement se bloque dans le processus de la révision obligatoire du code
pénal parce qu’il se convainc, à tort ou à raison, qu’il ne saurait assumer l’option
abolitionniste face à l’opinion de sa base populaire. Chacun se renvoie la
balle et en appelle à l’arbitrage du Chef de l’Etat qui pourtant avait en son
temps  déclaré attendre la décision du parlement à laquelle il se
conformerait.

           
Au niveau du pouvoir judiciaire, alors que le Constituant originel avait fait
le choix de la radicalisation de l’indépendance de ce dernier en étendant le
bénéfice jusqu’aux parquets, l’amendement apporté à l’article 149 confère
désormais cette importante vertu aux seuls cours et tribunaux. Le Constituant
dérivé de 2011 a en effet estimé qu’il fallait remettre en harmonie l’article
149 avec les articles 150 et 151 qui proclament l’indépendance du seul
magistrat du siège dans sa mission de dire le droit ainsi que dans son
inamovibilité. En réalité, la logique de l’ancienne formulation de cette
disposition constitutionnelle entendait tirer conséquence de la nature hybride
de l’officier du ministère public en le faisant participer pleinement à
l’expression de l’indépendance du pouvoir judiciaire lorsqu’il agissait en
qualité de magistrat. Ceci devait amener un réaménagement législatif des
rapports entre le parquet et le pouvoir exécutif ; mais c’eût été pour le
gouvernement accepter de prendre le risque de perdre le contrôle du parquet,
maillon essentiel de son influence ou de ses interférences sur le pouvoir
judiciaire. De sorte que l’on peut se demander si cet amendement-là n’a pas été
le premier essai réussi du contournement du « fameux » article 220 qui continue
à affirmer que l’indépendance du pouvoir judiciaire ne peut faire l’objet
d’aucune révision, et donc un cas patent de haute trahison par violation
intentionnelle de la Constitution, infraction prévue par l’article 165 de la
Constitution.

           
On peut encore évoquer, au niveau du pouvoir judiciaire le refus des
juridictions militaires de laisser les justiciables qui ne sont pas membres des
Forces armées ou de la Police nationale hors de portée de leur compétence
personnelle, sauf naturellement en cas de suspension législative de l’action
répressive des Cours et Tribunaux de droit commun conformément aux articles 85,
143, 144 et 156. Le même refus d’application est opposé à l’article 153 qui
confère à la Cour de cassation compétence de connaître des pourvois en
cassation formés contre les arrêts et jugements rendus en dernier ressort par
les Cours et Tribunaux civils et militaires. Et, on est étonné du silence et de
l’inaction de la Cour suprême de justice devant ces résistances constitutives
de violations flagrantes de la Constitution.

           
Il s’agit d’un silence complice qui laisse petit-à-petit une épaisse couche
d’antivaleurs plomber la Constitution pour la rendre délibérément ineffective.
C’est ainsi que l’option constitutionnelle de la décentralisation a été très
vite grugée par une vision tribaliste, ethniciste voire claniste du découpage
territorial, bloquant en fin de compte l’idée d’une démocratie à la base, chère
au constituant de 2006 et apportant la preuve que, en tant que nation, nous ne
sommes pas encore préparés à émerger de la société tribale et de nos
allégeances tribales pour accéder à une société plus ouverte. Et, ce n’est pas
la loi de programmation des modalités d’installation de nouvelles provinces,
loi introduite par la révision de 2011 (article 226) qui va régler ce dérapage.
De même, la volonté constitutionnelle de la lutte contre l’impunité est loin de
se faire réellement porter par une volonté gouvernementale, législative et
judiciaire non équivoque en matière notamment de la répression de la corruption
ou des violations graves du droit international humanitaire (génocide, crimes
contre l’humanité, crimes de guerre, crimes d’agression). Bien plus, chaque
citoyen, chaque particulier en vient à se construire un statut d’ « intouchable
» avec des moyens du bord à sa portée (trafic d’influence, corruption,
tromperies, fraudes, etc.) pour assurer son « impunissabilité »  ou se
prémunir contre les agressions arbitraires des agents de l’Etat.

 2. La
Constitution n’a jamais vraiment été appliquée

            
Au fond, tout au long de ses huit années d’existence, la Constitution n’a
jamais vraiment été appliquée dans sa lettre et moins encore dans son esprit ;
et donc a rarement été respectée. En octobre 2006, sept mois après la promulgation
de la nouvelle Constitution, nous en

avions, la
professeure SITA et moi-même , planifié dans une étude parue aux éditions du
Cepas la mise en œuvre en listant les lois indispensables à son application. Le
constat aujourd’hui est incontestablement l’isolement de la Constitution dans
un océan de normes préexistantes ou nouvelles qui ne concourent nullement à la
construction du nouvel ordre socio-politique et juridique voulu par le
Constituant. On se trouve ainsi face à des violations permanentes, structurelles
ou substantielles de la Constitution dont il n’est pas possible, vu le statut
hiérarchique de cette dernière, de dire qu’elles sont négligeables, mineures ou
majeures. Celle par exemple qui consiste à conférer au Chef de l’Etat la
qualité d’ « autorité morale » d’un parti politique et qui viole
immanquablement l’article 96 de la Constitution, en son alinéa 2, rendant
incompatible le mandat du Président de la République avec toute responsabilité
au sein d’un parti politique, est-elle une violation mineure ou majeure ?

           
Il serait intéressant de prendre au moins les avis de la nouvelle Cour
constitutionnelle sur ces différents cas de violation de la Constitution qui
sont de véritables cas de rébellion au regard de l’ordre constitutionnel. Il
devrait en découler normalement des mises en garde et des recommandations de
redressement de ces transgressions.

           
Finalement, tout ceci conduit à « faire planer » un « procès d’intention » au «
tribunal de la déraison » contre la Constitution à laquelle on confère
désormais une fonction exutoire de « bouc émissaire ». L’argumentaire principal
de ce « procès » est naturellement politique, mais aussi économique.

           
L’argument politique conduit à un rétrécissement du concept de bien public,
bien commun ou intérêt général, désormais « chargé de presque n’importe quel
contenu suggéré par les intérêts du groupe dirigeant » ou, pour paraphraser
François MITTERAND,  dicté par « la toute puissance d’un clan appuyé par
des lois électorales suspectes »  : la plupart des amendements réalisés
par la révision du 20 janvier 2011 correspondent à ce modèle, soit qu’il
s’agisse pour un parlementaire de retrouver son mandat après l’exercice d’une
fonction politique incompatible (article 110), soit qu’il s’agisse de renforcer
les pouvoirs du Président de la République (articles 197, 198, 218) ou
d’organiser l’élection du Président de la République à la majorité simple des
suffrages exprimés (article 71).

           
Il n’est peut-être pas superfétatoire de se demander si d’une certaine façon
cette révision n’affecte pas immanquablement l’article 220 de la Constitution,
dans la mesure où elle frustre les citoyens de la possibilité qui leur était
jadis donnée d’exprimer éventuellement à deux reprises le vote de la personne à
qui ils entendent conférer la charge de la magistrature suprême de l’Etat, «
réduisant ainsi forcément les droits et libertés de la personne en violation de
l’article 220 de la Constitution.  Il est par ailleurs évident que toutes
ces révisions modifient dangereusement les équilibres institutionnels négociés
difficilement par la Constitution dans sa formulation originelle de 2006 et,
mises les unes à côté des autres, pourraient s’analyser comme participant à
termes en des actes préparatoires à une tentative de renversement de l’ordre ou
du régime  constitutionnel qui constitue, selon le prescrit de l’article
64 alinéa 2 de la Constitution, « une infraction imprescriptible contre la
nation et l’Etat ». Autrement dit, elle peut être poursuivie à tout moment,
sans limitation dans le temps. 

           
En définitive, les règles du jeu socio-politique restent, à peu de choses près,
inchangées, dominées par les anachronismes autocratiques, sécuritaristes,
patrimonialistes, liberticides, « justicides », ethnicistes, immoraux et donc
suicidaires de la démocratie et de la République. Tout se passe comme si les
valeurs constitutionnelles que nous nous sommes imposées en 2006 sont au-dessus
de nos forces et, toute honte bue, nous en sommes réduits à chercher à tailler
progressivement la Constitution à la mesure des antivaleurs que par ailleurs
nous décrions depuis la Conférence nationale souveraine ; à élever à la vertu
de normes constitutionnelles des pratiques rebelles au projet de société que le
peuple souverain a légitimé par référendum. Pour nous en donner bonne
conscience, nous nous convainquons de ce que cette constitution serait la
propriété des belligérants qui, apparemment, auraient fumé à Sun City le
calumet de la paix entre eux au détriment du peuple souverain. Nous oublions
allégrement que ce sont des congolaises et des congolais, adultes responsables,
jeunes et vieux, qui ont adopté par référendum cette constitution.

           
La tâche serait au-dessus de nos forces : c’est aussi ce que suggère l’argument
économique avancé pour justifier notamment le changement de certaines modalités
du scrutin et du système électoral. Autrement dit, nous déclinons notre
capacité d’assumer une démocratie à la hauteur de nos ambitions ; aussi
entendons-nous nous contenter d’une démocratie « au taux du jour », celui-ci
étant apprécié au rythme des cycles électoraux …

           
En tout état de cause, il est clair qu’il existe dans notre pays une solide
permanence de tradition monarchique léopoldienne que Joseph KASA-VUBU a, le
premier tenté d’incarner et qui l’a amené à se défaire de son premier ministre
Patrice-Emery LUMUMBA. Ensuite, Joseph-Désiré MOBUTU l’a mise en œuvre dans une
rude autocratie trentenaire que Laurent-Désiré KABILA a récupérée à son compte et
qui vaudra à ce dernier une fronde sanglante en 1998. Son successeur, Joseph
KABILA, passera le plus clair de son règne à gérer les suites et les
conséquences de cette fronde sans néanmoins pouvoir s’affranchir de cette
tradition monarchique léopoldienne dans laquelle lumumbistes et
néo-lumumbistes, mobutistes et néo-mobutistes, kabilistes et néo-kabilistes
semblent se reconnaître et qui les amènent à cultiver un rapport singulier à la
Constitution, aux lois de la République, à la gouvernance et à l’Etat de droit…
Rapport singulier de mépris de la norme établie justifiant un régime de « coup
d’Etat permanent » contre l’ordre constitutionnel.

 II.- Régime de « coup
d’Etat permanent » contre l’ordre constitutionnel

 Ce régime procède par
accaparement progressif du pouvoir, en déforçant petit-à-petit la Constitution
dans le cadre de règles d’apparence démocratique, pour instaurer un pouvoir
autocratique durable au nom d’une certaine idée de l’intérêt général, de la
grandeur de la nation, de sa sécurité et de son développement. Parmi les
orfèvres les plus talentueux de ce modèle « démocratique », l’histoire
universelle évoque notamment le nom d’Adolf HITLER qui, devenu démocratiquement
chancelier en 1933, établira par la suite et par étapes successives une dictature
personnelle et totalitaire qui fera de lui « la loi » et l’amènera en 1938 à
préparer et à exécuter  avec minutie son plan d’élargissement de l’ «
espace vital » allemand avec les conséquences que l’on sait.  

           
Dénonçant le régime de Charles de GAULLE comme un « coup d’Etat permanent »,
François MITTERAND caractérise ce modèle politique comme une dictature « parce
que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus, parce que c’est
vers un renforcement continu du pouvoir personnel qu’inéluctablement, il tend,
parce qu’il ne dépend plus de [son chef] de changer de cap. Je veux bien,
précise-t-il, que cette dictature s’instaure en dépit de de Gaulle. Je veux
bien, par complaisance, appeler ce dictateur d’un nom plus aimable : consul,
podestat, roi sans couronne, sans chrême et sans ancêtres. Alors, elle
m’apparaît plus redoutable encore. Peut-être, en effet, de Gaulle se croit-il
assez fort pour échapper au processus qu’il a de son propre mouvement engagé.
Peut-être pense-t-il qu’il n’y aura pas de dictature sans dictateur, puisqu’il
se refuse à remplir cet office. Cette conception romantique d’une société
politique à la merci de l’humeur d’un seul homme n’étonnera que ceux qui
oublient que de Gaulle appartient plus au XIXe siècle qu’au XXe, qu’il
s’inspire davantage des prestiges du passé que des promesses de l’avenir. Ses
hymnes à la jeunesse, ses élégies planificatrices, ont le relent ranci des
compliments de circonstance. Sa diplomatie se délecte à recomposer l’Europe de
Westphalie. Ses audaces sociales ne vont pas au-delà de l’Essai sur
l’extinction du paupérisme. Au rebours de ses homélies “sur le progrès”, les
hiérarchies traditionnelles, à commencer par celle de l’argent, jouissent sous
son règne d’aises que la marche accélérée du siècle leur interdisait
normalement d’escompter. » Plus loin, MITTERAND poursuit : « Il y a en France
des ministres. On murmure même qu’il y a encore un Premier Ministre. Mais il
n’y a plus de gouvernement. Seul le président de la République ordonne et
décide. Certes les ministres sont appelés rituellement à lui fournir assistance
et conseils. Mais comme les chérubins de l’Ancien Testament, ils n’occupent
qu’un rang modeste dans la hiérarchie des serviteurs élus et ne remplissent
leur auguste office qu’après avoir attendu qu’on les sonne. » Il insiste aussi
sur « les abus en matière de justice et de police, le gaullisme devenant « de
Gaulle plus la police ». Il dénonce par exemple l’utilisation de provocateurs,
la multiplication des bavures et brutalités policières, les officines en tous
genres (comme le SAC et les réseaux Foccart), les tribunaux d’exception (Haut
Tribunal militaire, remplacé par une Cour militaire de justice puis par la Cour
de sûreté de l’État, cette dernière ayant été supprimée dès l’été 1981 par la
gauche), le mépris du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, ou encore
le recours abusif au délit d’offense au chef de l’État.

           
L’Afrique est un continent prolixe dans la production de régime politique
s’abreuvant dans le « coup d’Etat permanent ». Mais MOBUTU SESE SEKO est sans
doute l’un de ses meilleurs praticiens. Maître Jean-Claude KATENDE, avocat au
barreau de Lubumbashi et Président national de l’ASADHO (Association Africaine
de Défense des Droits de l’Homme) en fait une description saisissante :

           
« Les querelles entre les leaders politiques et les troubles sociaux politiques
qui avaient caractérisé le Congo après son accession à l’indépendance, en 1960,
avaient conduit  le Général MOBUTU à prendre le pouvoir en 1965 au motif
qu’il voulait mettre de l’ordre dans le pays. De 1967 à 1990, la stratégie
choisie par le Général MOBUTU, devenu Maréchal, était de réviser 
petit-à-petit et régulièrement la constitution (1967, 1970, 1974…) pour
confisquer le pouvoir, en supprimant toute possibilité pour les autres acteurs
politiques d’y accéder  pendant plus de 30 ans » . Il pouvait par ailleurs
compter, précise KATENDE, sur l’hypocrisie de ses proches et l’appui des
courtisans de tout bord, parmi lesquels il y avait des professeurs
d’universités, des personnalités politiques de renom… Ils ont fabriqué toutes
sortes de slogans pour encourager le Maréchal Président  à garder le
pouvoir pendant longtemps. De slogans tels que « Président MOBUTU, totombeli yo
100 ans » ont été entendus. Mais quand l’AFDL est arrivée et que le Président
MOBUTU a été chassé du pouvoir, les mêmes courtisans l’avaient abandonné et
s’étaient rapidement reconvertis aux nouveaux maîtres de la R.D.Congo pour lesquels
ils ont recommencé à chanter. De tels individus, qu’ils soient professeurs
d’universités, politiciens, acteurs de la société civile, pasteurs ou prêtres
sont un grand danger pour notre jeune et fragile démocratie ».

           
Pour KATENDE, « il ne fait aucun doute que le Président Joseph KABILA procède
aussi de la même façon. Par la révision constitutionnelle progressive, il veut
mettre fin au régime démocratique voulu par le peuple congolais en 2005. En
2011,  il fait réviser 8 articles de la Constitution dont les articles 71,
197, 197 et 218. Il fait supprimer le deuxième tour de l’élection
présidentielle, ce qui augmente ses chances de se maintenir à la tête du pays
(article 71) en lieu et place d’une compétition plus ouverte voulue par le peuple.
Il se fait octroyer le pouvoir de dissoudre les Assemblées Provinciales, de
révoquer les Gouverneurs de province (articles 197 et 198) et de convoquer le
referendum (article 218). En prévision de l’élection présidentielle de 2016,
les ténors de la Majorité présidentielle (Messieurs Aubin MINAKU et Evariste
BOSHAB) annoncent une autre révision constitutionnelle, par referendum, pour
faire sauter l’article 220 de la Constitution qui fixe la durée et le nombre de
mandats du président de la République.  Que vont-ils  proposer
?  On ne le sait pas encore. Mais il ne fait aucun doute qu’ils vont
donner la possibilité au Président Joseph KABILA  de se représenter afin
de rester encore à la tête du pays ».

           
« Au regard de ce qui précède, conclut-il, et si le peuple ne fait pas
attention, le Président Joseph KABILA nous ramènerait à un scénario que nous
avons déjà vécu avec le Président MOBUTU : l’installation d’un seul homme au
pouvoir pour de très longues années. un régime que nous avions décrié sous le
Président MOBUTU, un régime  qui n’a été  profitable qu’à lui-même, à
sa famille et certains de ses courtisans. Faisons  attention, car sous nos
yeux, l’histoire risque de se répéter encore. »

           
La mise en perspective historique que nous présente Maître KATENDE du débat sur
la révision constitutionnelle profile nettement le processus criminel de
tentative de renversement du régime constitutionnel et emporte, à nos yeux,
deux conséquences majeures. La première est qu’elle cristallise cette dernière
infraction dans tous ses éléments constitutifs et ouvre ainsi, à tout moment,
la voie à des poursuites pénales du chef de cette qualification qui, faut-il le
rappeler encore une fois, est imprescriptible. La deuxième conséquence est que,
de la même manière que les lois référendaires ou constitutionnelles prises en
violation de la Constitution  sont susceptibles de requête en annulation
pour inconstitutionnalité, les révisions opérées en 2011 dans les conditions
qui énervent la Constitution ne sont pas à l’abri de la même sanction. Encore
faut-il qu’une requête en ce sens soit formée par toute partie intéressée
devant la Cour constitutionnelle. Ce serait un test pour apprécier
l’impartialité et la hauteur intellectuelle des membres de cette haute juridiction
et leur indépendance vis-à-vis de l’exécutif et du législatif.

 Conclusion

Quatre points en
guise de conclusion.

1. Il est clair que
ces développements ne nous empêchent pas aujourd’hui de convoquer à nouveau le
peuple en consultation référendaire pour quelques nouveaux amendements dont la
validité, la pertinence et l’opportunité ne sont pas toujours nettement
justifiées. Mais le peuple qu’on entend appeler ainsi en consultation
référendaire pour éventuellement l’amener à se dédire ou à « défaire ce qu’il a
fait » il y a moins de dix ans, est-il réellement acquis à l’idée de ces
nouveaux amendements, voire de changement pur et simple de la Constitution ? «
Pour que le « oui » du peuple puisse devenir une condition de l’entrée en
vigueur d’une nouvelle norme fondamentale, il faut donner à ce peuple une
occasion de dire « non », relève notamment Andreas AUER, professeur de droit
public à l’Université de Zurich . Quel crédit les hommes politiques peuvent-ils
engranger dans cette opération alors même qu’ils se sont battus, il n’y a pas
si longtemps, pour arracher l’adhésion du peuple au projet constitutionnel de
2006 qu’ils n’arrivent pas aujourd’hui à appliquer !

           
La question qu’il convient alors de se poser est de savoir si nous devons
purement et simplement prendre acte de notre incapacité foncière à construire
la nouvelle société congolaise ; ou encore si nous avons pris l’option de nous
situer dans ce que le Constituant appelle « violation intentionnelle de la
Constitution » et qu’il qualifie de  « haute trahison » ? Dans tous ces
cas, sommes-nous prêts à en assumer les conséquences ? Politiques ! Pénales,
éventuellement !

           
S’il ne s’agissait que de cette trahison là, on pourrait encore s’en remettre à
la Constitution elle-même qui détermine les voies et moyens de sa résolution
politique et de sa répression pénale. Mais il s’agit bien davantage de ce que
Kä MANA appelle « les mécanismes de la trahison culturelle », ou encore ce que
le Père Ekwa appelait « la mentalité sorcière », c’est-à-dire un « esprit
collectif de destruction …, de  rupture concrète entre, d’une part les
valeurs nourricières traditionnelles idéalisées par les [Congolais et les
Congolaises] quand ils parlent de leur identité originelle et séculaire, et
d’autre part les pratiques sociales qu’ils vivent au jour le jour, réalités qui
manifestent leur être aujourd’hui comme un être profondément en crise, soumis à
l’anomie et dénué de repères solides face aux défis gigantesques que la
culture, l’économie, la politique et les réalités mondiales actuelles placent
devant [le Congo] et son avenir ». « En clair la culture [congolaise]
concrètement vécue apparaît comme le lieu de la trahison des valeurs
[congolaises] par [les Congolais et les Congolaises], tels qu’ils affrontent leur
destin dans l’ordre mondial contemporain. Un fossé entre [le Congo] et
lui-même, entre ce qu’il affirme comme son identité historique et ce qu’il
manifeste de cette identité face aux questions de fond auxquelles il doit faire
face dans les multiples crises du monde ».

 M’zee Laurent-Désiré
KABILA avait sans doute à l’esprit cette « traître » composante de notre
personnalité  nationale   quand il faisait cette ultime
recommandation à ses compatriotes : « ne jamais trahir le Congo », que de
nombreux panneaux publicitaires à travers la capitale rappellent opportunément
ces temps-ci à notre souvenir. Bien plus insidieuse que la trahison qui
consiste à « passer à l’ennemi » ou à « entretenir des intelligences coupables
avec l’ennemi », la trahison culturelle ou identitaire est un acte de parjure
et de félonie qui produit deux résultats. D’une part, elle mène au reniement
des valeurs fondatrices de son pays, des valeurs régulatrices de la vie sociale
de son pays, des valeurs donatrices de sens à la société vécue comme communauté
de destin.   D’autre part, elle conduit à la fragilisation et à la
précarisation des équilibres essentiels ou fondamentaux de la société ,
équilibres qu’il ne faut pas considérer « comme des réalités concrètement
assumées, mais comme des idéaux et des utopies pour dire ce que la société juge
essentiel et projette comme son être dans son accomplissement plénier ».

           
Enfin, prenons garde de ne pas qualifier notre Constitution d’ handicapante
alors que les textes de sa mise en œuvre n’ont pas encore été tous mis en place
; alors que le modèle de société que le peuple s’est choisi en 2006, celui-ci
n’aura même pas eu l’opportunité de l’expérimenter et d’en goûter qu’on lui
demande déjà de changer !

 2.        
J’interpelle ainsi les républicains et les démocrates authentiques de ce pays,
quelques soient leurs horizons professionnels, académiciens, politiciens,
entrepreneurs privés, fonctionnaires, ouvriers, etc., sur la nécessité de
s’interroger et de prendre conscience des valeurs de gouvernance instituées par
la Constitution de 2006, surtout en ce moment où ces valeurs se trouvent
balloter dans une multitude de discours d’où il ressort que, face au péril
suprême que représenterait l’alternance au pouvoir, tous les moyens sont bons,
à commencer par l’usage de la ruse et de la manipulation cynique de la science
juridique qui nous conduiraient inexorablement et sûrement vers la modification
des modalités de la dévolution de la souveraineté et de la typologie du pacte
qui en découle. Il n’est déjà plus possible aujourd’hui de dire si le régime
constitutionnel de la 3ème république est le parlementarisme ou le
présidentialisme et donc si, dans les faits, nous ne sommes pas déjà un pied
dans la 4ème république !

           
J’en appelle à la conscience des juristes et des constitutionnalistes qui ont
le sens de devoir de faire honneur à leur science et à leur société et les
conjure d’unir leurs intelligences pour préparer et former un pourvoi en
inconstitutionnalité des révisions constitutionnelles de 2011 et de celles
projetées actuellement, sur la base des éléments développés dans le présent
article. Sous d’autres cieux, des universitaires, intellectuels, artistes,
hommes et femmes du monde de la culture – artistes, musiciens, écrivains, etc.
– et du monde des medias initieraient et cosigneraient une lettre collective
aux Parlementaires les adjurant de protéger la Constitution, notre Pacte social
et politique commun, contre les velléités de dérives autocratiques. Pourquoi
les universitaires et intellectuels congolais n’auraient ce même réflexe de
responsabilité s’appuyant sur ce qui est un droit et un devoir sacrés de notre
citoyenneté, de notre dignité et de notre liberté ; eux qui devraient savoir
mieux que quiconque que l’inertie des peuples est la forteresse de la tyrannie.

 3. « Réviser la
Constitution » oui, peut être respectable, s’il est question de corriger un
ordre en vue de garantir que les principes sur lesquels il repose seront
appliqués de façon cohérente et constante, et à condition qu’au plan
scientifique – c’est le seul angle de vue que la compétence dont je me prévaut
me permet – :

– les règles opèrent
véritablement comme valeurs suprêmes parce qu’elles servent des fins privées
inconnues, c’est-à-dire en définitive le bien commun ou la prospérité générale
et non des fins privées connues ;

– toute critique ou
amélioration valable de règles de conduite se situe à l’intérieur d’un système
donné de telles règles et qu’elle ne découle pas d’une sorte de nébuleuse
politique qui dissimule la réalité de son jeu et, en fin de compte, brouille sa
rationalité intrinsèque;

– l’on comprenne que,
pour remplir leurs fonctions et pouvoir faire l’objet d’une évaluation valide
en vue d’une éventuelle révision, les règles mettant le peuple d’accord sur des
objectifs concrets communs doivent être appliquées assidument et sur la longue
durée ;

– l’on accepte enfin
que l’Etat de droit se construit autour d’un tronc solide de normes
hiérarchisées au sommet desquelles se place la Constitution à laquelle toutes
les autres normes inférieures doivent obéir et à laquelle doit se plier tout
citoyen, sous le regard attentif d’une justice impartiale et équitable.

           
Il restera de garantir la loyauté, la sincérité, la vérité et la transparence
des urnes, pour se mettre à l’abri du soupçon d’accaparement de la souveraineté
nationale qui appartient au peuple, de qui émane tout pouvoir de l’Etat ; ce
qui, en définitive, en fait véritablement le « gardien constitué » de la Constitution.
Il reste à voir si l’on aura, à la manière de Charles de GAULLE, la volonté de
jouer le jeu de la souveraineté, de la volonté du peuple et du respect dû au
souverain primaire jusqu’au bout, en rendant à ce dernier son tablier en cas de
revers de fortune ! On sait cependant que la culture de la démission n’est
malheureusement pas inscrite dans nos mœurs politiques.

 4. Pour finir,
retenons que conduire la révision au mépris de ces garde-fous substantiels ne
peut être qualifié de respectable au regard de la Constitution. Plusieurs cas
d’impostures sont en effet possibles. On peut respecter en apparence la
procédure de révision prévue par la Constitution tout en la détournant pour des
fins contraires aux valeurs ou principes structurants de cette dernière. On
peut aussi faire prendre par le parlement des lois constitutionnelles de
révision après avoir réuni les deux chambres sans aucun égard pour leur
règlement intérieur. Francis DELPEREE, sénateur belge et professeur de droit
constitutionnel à l’ULB rappelle ceci à propos du respect dû à la Constitution
: « La Constitution parle d’elle-même. Elle établit son propre statut en
déterminant de manière précise qui révise la constitution, ce qui peut être
révisé et quelle est la procédure à observer de manière impérative. Personne,
gouvernement ou gouverné, ne peut méconnaitre ce message ».

           
De sorte que, même en cas de recours au référendum comme mécanisme de révision
constitutionnelle – qu’il s’agisse de référendum « d’en haut » c’est-à-dire
celui déclenché par les pouvoirs publics ou de référendum « d ‘en bas »
déclenché par une  initiative populaire,  les « tables de valeurs
substantielles définies dans la norme fondamentale ». Ainsi même le peuple
 et ses  représentants doivent respecter les prescriptions
constitutionnelles en matière de révision.

           
Il faut donc bien comprendre qu’à partir du moment où le peuple, pouvoir
constituant originel, a voté par référendum la Constitution, le même peuple,
devenu pouvoir constitué, ne peut, sauf hypothèse de révolution ou de coup
d’Etat, être appelé à modifier le même texte en violation de ses valeurs et
principes structurants.

           
En d’autres termes, le peuple ne peut pas être utilisé comme un instrument de
blanchiment des hérésies juridiques opérées en vue de modifier la Constitution.
Le recours au référendum   très souvent « pipé d’avance » sert aux
imposteurs pour « purger » une inconstitutionnalité  ou pour «
s’auto-légitimer ». Il peut ainsi astucieusement servir une fraude au non d‘une
pseudo-souveraineté populaire, une souveraineté galvaudée, vidée de sons sens,
pour contourner des normes en vigueur ; servir de  manœuvre 
malveillante contre le principe de la primauté du droit. Voilà pourquoi, il est
institué aujourd’hui des mécanismes de contrôle juridictionnel  du
référendum ; contrôle exercé sur les objets relatifs à la méthode de
questionnement tels que la clarté, l’homogénéité et l ‘univocité de la question
(Canada, Suisse, Etats-Unis, Italie) ; ou la conformité de l ‘expression
référendaire aux normes hiérarchiquement supérieures issues du droit européen
(Irlande, France) , du droit international (Suisse) ou du droit constitutionnel
(Italie, Portugal, Etats –unis, France). Il y a même des pays où le référendum
est interdit (Belgique) ; et si le Parlement veut  réviser des
dispositions constitutionnelles,  il doit préalablement
s’auto-dissoudre.  Notons enfin que des pays comme l’Allemagne,
l’Italie,  le Portugal, qui ont fait l’expérience du totalitarisme
(nazisme, fascisme, etc.)  ont institué des dispositions immuables,
intangibles et il y est possible d’invalider des lois constitutionnelles même
référendaires. Il y est donc institué l’obligation de  conformité de l
‘expression référendaire à des normes qui ne peuvent pas être modifiées par
le  peuple;

           
Retenons donc que les lois référendaires et les lois de révision
constitutionnelles votées en violation de la Constitution restent susceptibles
de pourvoi en inconstitutionnalité. Les interventions du juge dans le processus
référendaire  participent au phénomène de rationalisation normative dans la
mesure où elles limitent la portée du référendum en conditionnant l’expression
référendaire au respect des normes hiérarchiquement supérieures. Il s’agit
d’éviter les risques évidents d instrumentalisation  du peuple et traquer
tout ce qui peut ressembler à des  dérives plébiscitaires.

           
Bien de Cours constitutionnelles africaines, telles celle du Bénin, d’Afrique
du Sud, du Mali, du Niger, notamment, se sont donné le pouvoir d’apprécier la
constitutionnalité de ces lois référendaires ou de révision. Notre jeune Cour
constitutionnelle saura-t-elle faire montre d’autant d’audace, si nécessaire à
la construction de la démocratie, de l’Etat de droit et de l’autorité de la
justice ; et si indispensable à la promotion d’une pédagogie de respect de la
norme constitutionnelle ? Comprendra-t-elle qu’aujourd’hui nous sommes passés
d’une démocratie fondée sur une pseudo-volonté référendaire du peuple  à
une démocratie axée sur  la primauté  de certains  droits et
valeurs préétablis et qualifies de fondamentaux ? Se donnera-t-elle les moyens
de s’assurer, au-delà des apparences de forme ou de procédure, de
l’authenticité de l’expression référendaire ? Les temps prochains nous
fixeront.

 

 

 

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