Développement et Coopération… des notions changeantes.

Manifestement, il s'agissait de changer les étiquettes de flacons qui contiendraient toujours la même potion. La colonisation était à double face: elle avait un aspect d'exploitation, et un aspect dit d'abord "civilisateur", puis rebaptisé "humanitaire".Ce dernier servait surtout d'emballage cadeau à l'aspect d'exploitation, autrement déterminant. On ne tarda pas à savoir que cela continuerait. Les compétences qui étaient autrefois l'apanage exclusif du Ministère des Colonies seraient dorénavant partagées entre les Affaires étrangères, le Commerce extérieur et la Coopération, mais cette dernière ne fut jamais un ministère à part entière. La coopération est confiée à un Secrétaire d'Etat, qui souvent cumule ce portefeuille avec un autre. C'est de plus un de ces "petits portefeuilles" qui changent aisément de titulaire en cas de remaniement ministériel. Dès sa naissance, la "coopération" était donc perçue comme "subordonnée" à des intérêts plus importants. Que, depuis lors, elle ait rétrogradé du rang d'Administration à celui de Direction Générale n'est qu'un symptôme de plus de cette subordination.

Sous peine de ne rien comprendre à l'évolution ultérieure des choses, et en particulier à la raison pour laquelle à un moment donné les ONG vont surgir et même proliférer dans ce contexte, il faut tenir compte de ces origines, et avoir à l'esprit que la coopération était traversée par toute une série de contradictions:

Elle héritait de tous les buts nobles et humanitaires. Entendons par là, momentanément, tout ce qui ne consiste pas simplement à faire de l'argent, sans nous soucier de savoir s'il s'agissait d'apporter dans les recoins les plus obscurs du Congo la Lumière de l'Evangile, ou celle du Libre Examen, ou de se préoccuper de santé publique, ou encore de sécurité alimentaire. Mais, pour ce faire, elle se trouvait en position subordonnée, par rapport aux Affaires Etrangères (où l'on peut toujours soupçonner les diplomates de se prendre un peu pour Machiavel) et au Commerce Extérieur (qui, par vocation, est un super représentant de commerce, pas idéaliste pour un sou…)

Du fait des indépendances, les accords qu'elle avait à gérer et qui constituaient le cadre de son action, étaient désormais des traités internationaux, avec ce que cela implique de lenteurs et de continuité. Face à cela, la coopération tombait sous la responsabilité de Secrétaires d'Etat sans cesse changeants, quand le Gouvernement jouait aux chaises musicales, et presque toujours novices.
Autre situation digne de Courteline: du fait de la manière dont les fonctionnaires sont recrutés en Belgique, laquelle implique qu'un candidat ne sait pas s'il aboutira à l'Agriculture ou à la Défense Nationale, les connaissances et les motivations des fonctionnaires pouvaient être aussi minces que celles du Secrétaire d'Etat. C'est assez gênant dans un secteur en principe animé par les intentions idéalistes les plus noblement humanitaires!
Enfin, le recrutement se ressentit de l'époque. Il fallait, après 1960, reclasser les fonctionnaires coloniaux. Mais on se trouvait aussi au moment où les bébés du "baby-boom" de la Libération, ayant grandi, atteignaient l'âge du service militaire. La "chair à canon" étant abondante et le budget de l'Armée, étroit, on commença à montrer de la compréhension, en Haut Lieu pour l'objection de conscience, ou le désir d'effectuer un service national ou international utile et pacifique. D'où l'apparition, dans les couloirs de la coopération, à côté des "anciens coloniaux nostalgiques" et des "anciens coloniaux ayant évolué", d'un autre personnage le "coopérant jeune, naïf et idéaliste, qui cherche à échapper à l'Armée". Faut-il dire que tout ce monde ne tirait pas toujours dans la même direction.

Il en résulte que la coopération, à son origine, souffre de l'équivoque coloniale dont elle hérite. Elle "fait dans l'idéalisme", oui!… mais un accord de coopération est souvent la "prime" qui accompagne un contrat commercial beaucoup plus "léonin". On continue aussi à la percevoir comme étant fondamentalement une action du Nord sur un Sud passif. Et c'est d'ailleurs le Nord qui se déplace. Le public perçoit l'AGCD avant tout comme "l'agence de voyage des coopérants"… Les gens du Sud? "Ils ne savent pas, donc ils n'ont qu'à recevoir nos leçons…" Le sous-développement est conçu comme un "manque", une liste de "ce qu'ils n'ont pas"… Et le remède est donc de l'envoyer. On se préoccupe de construire des équipements, et d'envoyer des Européens qui les feront tourner, ou qui assureront la formation des Africains destinés à les remplacer dans quelques années. Cette coopération est de plus orientée presque exclusivement en fonction de nos "liens historiques", lisez : vers nos anciennes colonies: Congo, Rwanda et Burundi…

La chasse à l'éléphant blanc…
 
"Organisation NON Gouvernementale" (ONG) est un terme négatif. Etant posé que la coopération existe, elles vont se définir par rapport aux aspects de la coopération officielle dont elles ne veulent pas.  

Certaines contradictions ne sont pas nouvelles. Dès Léopold II, les missions se plaignirent constamment que la colonisation ne se confondait pas suffisamment avec l'évangélisation. Elles continueront. Il y a toutefois à noter deux points qui ne sont pas de simples détails: le premier c'est que, de manière sans cesse croissante, l'effondrement de l'Etat congolais, puis zaïrois, de plus en plus incapable d'assurer ses propres tâches, va augmenter l'importance de l'action sociale des Eglises. D'autre part, quelle que soit la présence persistante des missionnaires, les organisations religieuses sont largement africanisées.

Cette action des missionnaires et de leurs organisations de soutien, en direction de leurs "homologues" des Eglises locales sera plus ou moins imitées par des organisations belges qui se sentent proches de l'une ou l'autre fraction de la société du Sud. Les syndicats belges, par exemple, se sentiront tenus de se montrer solidaires des syndicalistes du Tiers-monde, en leur offrant des possibilités de formation, sur place ou chez nous. Cela n'ira pas sans amener de nouvelles distorsions, car les camarades belges négligeront parfois le fait que le Tiers-monde est avant tout agricole et que le travailleur de l'industrie peut s'y sentir ou y être perçu moins comme un "damné de la terre" que comme "un veinard qui a du travail en ville"…

D'autres organisations basent leur action sur une critique, au moins implicite, de ce que fait la coopération officielle. Ainsi, sans remettre en question l'équation "coopération = envoi d'expatriés", va-t-on se préoccuper de la formation et de la motivation de ceux-ci, par exemple par l'organisation de formations qui leur sont destinées. On soupçonne les grands projets (surnommés "les éléphants blancs") de la coopération intergouvernementales d'être technocratique et basés plus sur les desiderata des exportateurs du Nord que sur les besoins réels du Sud. D'où une tendance  à vouloir faire "petit" (on peut discerner nettement, dans la vie des ONG une période "small is beautiful"), à insister sur des besoins "de base" (agriculture, adduction d'eau, soins de santé primaires, enseignement élémentaire).

Enfin, il en est dont les divergences d'avec la politique officielle de coopération sont radicales. Ils considèrent qu'elle est mauvaise, non par suite d'erreurs et bavures techniques, mais parce que les choix de société de la Belgique sont eux-mêmes erronés. "Une bonne politique Nord-Sud, disent-ils, ne saurait sortir d'une mauvaise politique globale". L'actualité de l'époque apportera à leur moulin quelques flots d'eau d'une certaine taille, et notamment un qui est à la taille du fleuve Congo. Car, coopérer avec le Zaïre est vu (non à tort) comme un soutien plus ou moins direct au régime Mobutu. Et l'inénarrable Joseph Désiré, devenu entre temps Sese Seko Kuku Gbendu Wa Zabanga n'est pas seul de son espèce. L'Occident dans son ensemble se distingue par les très mauvais choix qu'il fait de ses amis, de Pinochet du Chili à Hassan II du Maroc… Et de prôner la coopération, non plus avec ces régimes "pourris", mais avec des pays, également du Tiers-monde, qui recherchent le développement par d'autres voies que les éléphants blancs du "capitalisme sauvage": le Vietnam après sa libération, la Tanzanie de Nyerere, l'Algérie de Boumediene, le Nicaragua sandiniste, etc.. De souligner aussi, qu'une coopération se souciant réellement de faire du bien au Sud devrait appuyer les luttes de libération du Sud (on se bat toujours, alors, dans les colonies portugaise, l'apartheid sévit encore en Afrique du Sud, pour ne rien dire d'abcès qui suppurent toujours, comme la Palestine ou le Sahara occidental…)

Comme on le voit, d'une part ces gens avaient des points de vue très différents, voire même inconciliables, mais ils étaient aussi fort nombreux. Or, le nombre est un argument de poids en politique ! A cela s'ajoute que nous parlons d'un moment où les organisations transcendant les clivages politiques traditionnels (ou prétendant le faire) avaient le vent en poupe, et où un gouvernement démocratique se devait de prêter l'oreille aux initiatives de la base. On vit donc petit à petit se produire les changements suivants :

Pour représenter un groupe de pression plus efficace, les non gouvernementaux vont se grouper, dans le CNCD (d'abord unitaire, puis scindé selon les communautés, comme tout ce qui est associatif en Belgique). Celui-ci est surtout connu pour l'organisation annuelle de l'opération 11.11.11., collecte de fonds destinés aux projets des ONG.
Sans abandonner les "liens historiques" avec ses anciennes possessions, la Belgique diversifia effectivement ses aides. On vit apparaître, à côté des projets africains, des projets latino-américains ou asiatiques, et l'on n'avait que l'embarras du choix, entre les divers pays de l'Afrique ex-française… Pour la petite histoire, notons ce gag "à la Belge": l'apparition, parmi les pays bénéficiaires, de l'Indonésie, pour une raison essentielle ! Avec cette ex-colonie hollandaise, la coopération peut se faire en néerlandais !

     Qu'il s'agisse de critiquer les "éléphants blancs" ou les dictateurs,  de montrer que    les fonds publics sont affreusement gaspillés ou encore de décrire le "bon modèle progressiste" de développement qu'on y opposait, il fallait bien, de manière croissante, en appeler au témoignage des ressortissants du Sud, et même faire état de leurs doctrines. Cela ne pouvait être longtemps conciliable avec l'idée générale d'un Sud passif, devant être "modelé" par la coopération.
Assez rapidement, l'état belge va s'engager à co-financer les projets des ONG, entre autres en doublant les sommes recueillies par 11.11.11. Cela aura maintes conséquences…

Equivoques

La réaction contre les "éléphants blancs" de la coopération officielle avait amené les ONG à mettre en avant les "besoins réels du Sud". Encore n'échappait-on pas toujours à une définition par le Nord "scientifiquement compétent" des besoins du Sud. Certes, on visait les villages plutôt que de mettre en route d'immenses chantiers. Mais cela pouvait prendre la forme de ce qu'on pourrait appeler, en caricaturant à peine, des "raids de commandos bien intentionnés". La coopération débarquait dans un village presque sans crier gare pour y implanter manu militari, ou presque, une nouvelle production.

Et les ONG connurent aussi de brillants "couac", moins dispendieux mais aussi spectaculaires que les échecs des "éléphants blancs". Par exemple, on pensait à faire des conférences aux paysans sur la nouvelle plante que l'on allait cultiver. Mais on faisait ces conférences aux hommes, alors que ce seraient les femmes qui devraient cultiver la nouvelle production !

Néanmoins, par un chemin en fait bien trop long et trop sinueux pour ce qui aurait dû apparaître d'emblée comme une évidence, l'idée finit par s'imposer que le développement est d'abord l'affaire des gens du Sud eux-mêmes, et que la coopération suppose un partenariat avec des organisations locales considérés comme des partenaires à part entière. Aussi est-on passé progressivement du "projet" ponctuel avec ses aspects de "raid" à des notions de programmes et de partenariat, engageant les ONG du Nord et du Sud dans une collaboration de longue haleine. Alors que vers 1970 une ONG était, d'évidence, une sorte d'agence de voyage envoyant des coopérants à l'extérieur car un projet de développement était bien sûr un projet d'envoi, les programmes comportant l’envoi d'expatriés sont devenus la minorité. La plupart du temps il s'agit d'apporter  l'appui des organisations belges aux efforts de développement des nationaux et de leurs organisations.

On pourrait en retirer l'impression que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ce n'est malheureusement pas le cas. Il subsiste des points noirs et en voici :

Obtenir le co-financement par l'état était certes une victoire, mais cela exposa l'état à bien des tentations. En effet, par le co-financement, la subsidiation, la mise à disposition de personnel (chômeurs des plan Spitaels, CST, TCT, et autres, enseignants détachés, objecteurs de conscience, …) l'état est devenu un bailleur de fonds important des ONG, ce qui lui donnait des possibilité de pression de nature à remettre en question le N de leur nom. On a parlé, parfois à bon escient, de l'instrumentalisation des ONG.
Bien plus, les ONG ont parfois servi de paravent. Puisque, dans l'esprit du public, la coopération officielle était coûteuse, inefficace et pleine d'arrière pensées politiques, cependant que les ONG bénéficiaient d'une auréole d'idéalisme, de pureté et de désintéressement on se mit à les utiliser pour avancer masqué. Des ONG se virent proposer une sorte de rôle de sous-traitants de la coopération officielle. d'autre part, puisque l'étiquette d’ONG était si valorisante, on en vit apparaître qui, à mieux y regarder, avaient des liens très évidents avec certains intérêts d'affaires.
En même temps que le rôle de l’état s’accroissait dans le secteur des ONG, ce qui est tout de même déjà paradoxal, il décroissait dans la coopération considérée dans son ensemble. En effet, les progrès de l’Union Européenne avaient pour corollaire une diminution de l’activité des états membres, au profit de la Communauté. D’où une évolution du bilatéral vers le multilatéral, tournant que les ONG ont négocié bien moins habilement que les états. Disons le franchement, au niveau de la coopération entre ONG européennes, on n’est, en fait, nulle part.

Au moment où les Congolais, à l’intérieur, se sont débarrassés de la chape de plomb des années Mobutu et, à l’extérieur, se trouvent enfin admis comme des acteurs à part entière de leur propre développement, les ONG belges sont moins puissantes que jamais, dans un contexte global où la Belgique est de moins en moins autonome par rapport à ses alliances européennes et internationales. C’est tout le paradoxe de la situation dans laquelle nous avons à vivre et à agir. Pour la changer…

(1) Van Bilzen est connu par le "plan Van Bilzen"… qui n'a jamais existé. Il avait, à la fin des années 50, émis l'idée (hérétique!) que l'indépendance du Congo était inévitable, et qu'il fallait la préparer, par exemple par un plan étalé sur trente ans… D'où l'image qui lui colla au dos ensuite de "Van Bilzen et son plan de trente ans".

(2) Ils étaient considérés comme prioritaire pour le recrutement de la fonction publique.

(3) Or, durent la période 1968-1980, où l'on procédait aux négociations entre communautés, puis à la révision constitutionnelle, la nécessité d'avoir une large majorité ou des majorités spéciales amena des remaniements fréquents. Qu'on se rappelle Martens V, VI,VII, etc.

(4) Cette formule n'est pas ironique. Les réalisations sociales du colonisateur n'étaient pas des "villages à la Potemkine". Certes certaines réalisations étaient nécessaires à l'exploitation coloniale (tout ce qui regarde les moyens de communication, p.ex.). Il reste que, objectivement, des millions avaient été dépensés aussi pour les écoles, les hôpitaux, la construction de cités ouvrières… C'était souvent paternaliste, d'accord, mais cela existait !

(5) quand elles ne sont pas d'origine purement locale, comme l'Eglise kimbanguiste.

(6) Cette critique pouvait être relevante. Voir p. ex. l'ouvrage de JC Willame: "Inga ou l'histoire d'une prédation industrielle" consacré au barrage et à son "accessoire", l'aciérie de Tenke Fungurume.

(7) On voit se constituer des "fronts" dans des domaines comme l'écologie (qui n'était pas encore un parti politique), la consommation, l'urbanisme, la paix (on est dans la "guerre froide"), et j'en passe…

( 8) Au milieu  du XX° siècle, les grandes figures médiatiques et mobilisatrices sont en majorité des ressortissants du Tiers Monde ou des hommes de couleur. Il y a d'abord la deux recordmen absolue du poster mural : Mao et Che Guevara, mais aussi Gandhi, M. Luther King, Castro, et j'en passe…  C'était la première fois que cela se produisait dans de telles proportions.

© CongoForum – Guy De Boeck (consultant CNCD et 11.11.11), Bruxelles, août 2005

        

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.